Cathy Van Eck : le caractère transcendant d’une pièce de concert

Cathy Van Eck, compositrice et artiste multimédia, marque la scène musicale contemporaine suisse et internationale par ses performances sonores subtiles et très esthétiques. Sa pièce In the Woods of Golden Resonances pour batterie solo a occupé une place particulière au sein d’une soirée musicale consacrée à la batterie. Un portrait d’Alexandre Babel.

Alexandre Babel
Le slogan sonne comme une invitation : sous le titre Aufbau/Abbau (montage/démontage), le percussionniste espagnol Miguel Angel Garcia Martin a organisé une soirée de concert entièrement consacrée à la batterie solo dans la série friendly takeover de la Gare du Nord à Bâle. Six créations visaient à mettre en lumière la réalité logistique du percussionniste professionnel. En effet, le montage et le démontage de ces instruments pour un concert prennent en général presque autant de place et d’importance que le moment musical lui-même. Même si le thème de la soirée peut paraître a priori anecdotique, il était en l’occurrence à la base d’un questionnement aux nombreuses ramifications, que tous les contributeurs invités se sont appropriés en créant une nouvelle œuvre. In the Woods of Golden Resonances de Cathy Van Eck en est un exemple révélateur.

 

Portrait Cathy van Eck zVg. Cathy van Eck.

 

In the Woods of Golden Resonances montre le batteur Miguel Angel Garcia Martin au centre de la scène, dans une relative pénombre, avec une lampe frontale rouge, de sorte que le public ne distingue que sa silhouette. Avec des mouvements lents et contrôlés, il se dirige vers une cymbale posée sur le sol dans un coin de la scène, la soulève puis la tient à hauteur de bouche en position horizontale. Un son de respiration distinct et amplifié indique que le performeur porte un microphone et souffle sur l’instrument, comme s’il essayait d’en enlever la poussière. Ce son est manifestement traité électroniquement, et sa restitution par les haut-parleurs constitue la majeure partie de l’environnement sonore. « En soufflant, le ‘volume’ des deux haut-parleurs dans la pièce augmente et un son de feedback acoustique est créé. Toute la pièce est constituée de ces feedbacks, comme si Miguel ‘respirait’ la pièce », explique Cathy van Eck.

Il se dirige ensuite vers un support métallique sur lequel il pose son instrument. Cette action simple, mais soigneusement chorégraphiée, est répétée plusieurs fois avec d’autres cymbales cachées dans la pièce. Il permet au public d’observer la construction progressive et ritualisée d’une installation de percussions sur scène.

Dans les œuvres de Cathy van Eck, le corps du musicien est souvent au centre. La Néerlandaise est titulaire d’un doctorat de l’Université de Leyde. Elle publie et fait de la recherche, entre autres, sur les liens possibles entre gestes, capteurs et sons, et enseigne au Sound Arts Department de la Haute école des arts de Berne. «Dans In the Woods of Golden Resonances aussi, une forte relation entre les mouvements du performeur et son matériel est établie. Ses mouvements ne sont pas conçus comme un ‘montrer vers l’extérieur’, avec comme but de ‘contrôler le son’, mais plutôt comme une recherche et une perception prudentes. C’est pourquoi, dans cette pièce, Miguel a une attitude différente sur scène par rapport aux autres pièces de la soirée », explique van Eck.

 

Cathy van Eck, In the Woods of Golden Resonances, Miguel Angel Garcia Martin, création mondiale Gare du Nord Basel, 9.4.2024.

La force de In the Woods of Golden Resonances réside dans son placement formel répétitif et simple. La pièce sert à passer d’un état A à un état B et se termine une fois l’installation terminée. La partition de Cathy Van Eck ne prévoyant pas de jouer sur les cymbales une fois installées. Au lieu de cela, elles servent de structure pour une autre pièce du programme, Cymbals de Barblina Meierhans. La pièce de Van Eck ne traduit donc pas seulement exactement le thème du concert, mais tisse aussi un lien concret avec l’élément suivant de la soirée.

Le moment de l’installation, la transformation de la scène, constituent entièrement la pièce, alors que l’on cherche habituellement à réduire la durée et l’importance de la transformation pour assurer la fluidité musicale, In the Woods of Golden Resonances fait exactement le contraire. L’oeuvre utilise cet espace entre deux états pour un moment d’introspection dans l’intimité du musicien. Les choix esthétiques de Van Eck, comme l’atmosphère rêveuse créée par la pénombre ou l’impression sensuelle laissée par l’amplification des bruits de respiration du musicien, soulignent cette introspection.

L’effet de l’œuvre est d’évoquer de manière poétique la réalité technique du batteur avec son instrumentation, tout en la reliant à la réalité de son environnement. La dimension spatiale de la salle de concert est également soulignée. Cathy van Eck explique à ce sujet : «Les sons naissent d’une interaction entre la position exacte dans l’espace de Miguel, des cymbales, des haut-parleurs et bien sûr aussi l’acoustique de la salle».

Mais Van Eck va encore plus loin en invitant le public à se considérer partie prenante du processus. Des effets sonores comme le traitement électronique à haut volume créent une impression d’immersion et le ‘ballet’ proprement dit du batteur donne au public l’illusion de faire partie du processus. Enfin, grâce à l’effet de lumière, elle ‘neutralise’ la figure du batteur en simple silhouette à laquelle chacun peut s’identifier. Van Eck explique à ce sujet : «Dans ce cas, la lumière était une décision du batteur Miguel, qui a travaillé avec moi et le metteur en scène. Je peux très bien imaginer cette pièce dans un environnement plus lumineux. Pour moi, la façon dont la lumière est conçue dépend beaucoup de la salle».

In the Woods of Golden Resonances fait partie d’une série d’œuvres successives et différenciées. Cette composition subvertit les attentes habituelles d’une pièce de concert tout en respectant son code primaire, car le traitement du son est si intéressant qu’il peut tout aussi bien être ‘écouté’.

Mais le rôle de l’œuvre individuelle ou de son créateur est remis en question au profit d’une unité qui crée un lien entre les éléments. Je me demande si la nécessité de la création ne réside pas dans le fait qu’elle fasse passer d’un état à un autre ?
Alexandre Babel

Alexandre Babel est originaire de Genève et vit à Berlin. Compositeur, percussionniste, curateur et publiciste, ce texte est sa première contribution au blog de neo.

Neo-profiles :
Cathy van Eck, Gare du Nord, Alexandre Babel

Sendungen SRF Kultur:
Musik unserer Zeit, 29.01.2014: Grünes Rauschen – Klangkunst mit Cathy van Eck, auteure/rédactrice Cécile Olshausen.
Onlinetext, 28.01.2014Bei Cathy van Eck klingt Gewöhnliches ungewöhnlich, auteure Cécile Olshausen.
Musik unserer Zeit, 16.6.2021: Alexandre Babel: Perkussionist, Komponist, Kurator, auteure/rédactrice Gabrielle Weber.
neoblog, 10.09.2021un projet est avant tout une rencontre.., auteure Gabrielle Weber.

Ensemble Contrechamps Genève – Expérimentation et héritage

Entretien avec Serge Vuille, directeur artistique Ensemble Contrechamps Genève

Serge Vuille

Gabrielle Weber
Après dix ans de
séjour à Londres, Serge Vuille, percussionniste et directeur sortant de l’ensemble de musique contemporaine WeSpoke – est de retour en Suisse romande, sa région natale, où il a repris la direction artistique de l’ensemble Contrechamps. Dans cet entretien, Serge Vuille parle du positionnement de Contrechamps et présente sa première saison qui débutera en septembre 2019. 
 
Serge Vuille, en tant que jeune musicienpercussionniste et programmateur, vous venez plutôt de la scène expérimentale. Vous vous trouvez à la tête de l’ensemble le plus important et le plus riche en traditions de Suisse romande. Quelle est votre position par rapport à la tradition et à l’histoire de l’ensemble?
Les quarante ans d’histoire de Contrechamps sont un héritage qui me tient à cœur. Il y a un coté « muséal«  crucial à un ensemble contemporaine, continuer à faire vivre des chefs-d’œuvre qui sont historiquement importants. D‘un autre coté il y a toute la partie concernant la création, la recherche et lexpérimentation. J’aime bien mettre en relation ces deux aspects dans mes programmes.

Comment l’Ensemble Contrechamps se positionne-t-il en tant que véritable ensemble instrumental vis-à-vis des tendances transdisciplinaires et multimédia?
Cette question est centrale dans le cadre de l’activité d’un ensemble comme Contrechamps: Quelle est la place de l’instrument acoustique dans l’expérimentation sonore et musicale au 21ième siècle? Je constate qu’il y a toujours une grande fascination pour la musique instrumentale, le concept de virtuosité et même tout simplement le son acoustique. 

« Il y a un aspect qui reste absolument magique, être assis dans une salle silencieuse, et entendre un instrument. »

C’est important de trouver un équilibre entre le répertoire, qui fait partie de l’histoire et de l’ADN de l’ensemble, et de l’autre côté, de chercher des nouvelles solutions pour une création de musique instrumentale ou hybride, dans un paysage musical qui a connu des révolutions fondamentales, depuis une dizaine d’années. La prochaine saison, on invitera non seulement des compositeurs classiques, mais aussi des artistes, des danseuses qui approchent le concept de composition.

Concert, Maryanne Amacher, Geneva, May 7, 2019, Ensemble Contrechamps

Vous avez programmé deux concerts dans la saison en cours qui reflètent deux aspects principaux de votre travail des années passées : l’espace collaboratif entre les arts plastiques et la musique instrumentale
Le premier est intitulé Sculptures sonore. Pour ce concert j’ai invité une sculptrice sonore, Rebecca Glover. Pendant le concert, les musiciens ont trouvé différentes dispositions autour du publique, et Rebecca interagit avec ses instruments électroniques. Le programme a été complété avec des œuvres de Rebecca Saunders, Alvin Lucier et Paula Matthusen.

Rebecca Saunders, Concert Sculptures sonores, Genève 1.11.2018 ©Contrechamps

Le deuxième concert présentait Marianne Ammacher, une compositrice américaine qui s’intéresse à la perception du son et la conscientisation physiologique de l’écoute, avec une partie importante d’électronique, en combinaison de manière exceptionnelle avec des instruments.

« S’il fallait mettre un label sur les choses qui me plaisent en programmation, ça serait des créations, avec beaucoup d’expérimentation et une grande prise de risque, placées dans le contexte et en vis-à-vis du canon historique. »

On voit dans les programmes mentionnés, que vous vous engagez pour l‘équilibre des genres dans la programmation. 

La question de l’équilibre des genres est une question sociétale, qui n’est pas spécifique à la musique contemporaine. Les arts doivent aussi jouer un rôle de modèle dans la société. Chercher un équilibre oblige par contre à orienter sa recherche. Ce qui me convainc finalement c’est les résultats des recherches: la qualité de mon programme est atteinte grâce à cet équilibre. 

Vous vous intéressez beaucoup à l’aspect social du concert, au rituel qui l’accompagne
Le coté social de la démarche artistique est toujours négligé dans le monde de la musique contemporaine. On doit chercher des formats qui encouragent à prendre un risque vis-à-vis des contenus et permettent des échanges de manière spontanée. Mon expérience comme curateur de la série Kammerklang au Café Otto à Londres m’a convaincu que c’est possible : créer une ambiance qui soit détendue, toute en arrivant à garder la concentration nécessaire. 
Mais il faut y prêter attention.  

Concert Sculptures sonores, Genève 1.11.2018 ©Samuel Rubio

Quest-ce qu’on peut attendre de la nouvelle saison
Le titre de la saison est résonance par sympathie. C‘est un processus physique à travers lequel des instruments qui sont placés proche d’une source sonore commencent à résonner même si on ne les touche pas. Mon expérience à Genève était que j’ai pu rencontrer beaucoup de partenaires, sentir qu’il y avait des résonances qui commençaient à s’activer. Une grande partie de la saison est construite autour de cela.

Dans cette saison, il y aura douze concerts, avec des nombreuses créations et beaucoup d’expérimentation, par exemple un opéra de Mathieu Shlomowitz, en collaboration avec le Grand Théâtre de Genève.  

En ce qui est des compositions, nous avons invité entre autres Christine Sun Kim, artiste visuelle sourde-muette, le musicien électronique Thomas Ankersmit, le compositeur genevois Jacques Demierre, la canadienne Chiyoko Szlavnics et le groupe Punk-Rock genevois Massicot, etc. Trois concerts seront donnés à la « Gare du Nord » à Bâle, où Contrechamps est invité.
On commence la saison, avec une préouverture, le 25 août, à six heures du matin aux Bains des Pâquis avec le Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen ;  c’est au lever du soleil, au bord du lac, en plein air, dans une atmosphère complètement magique

Est-ce qu’il reste des souhaits pour l’Ensemble?
Mon souhait c’est de présenter la scène dans toute sa diversité, toute sa richesse, avec un équilibre entre le passé, le présent et le futur, entre les genres et entre les formats, ainsi qu’entre les artistes et le publique.

Interview Gabrielle Weber 

Ensemble Contrechamps: concert ouverture saison: Messiaen, Quatuor pour la fin du temps, 25 août 2019, 6h, Bains des Pâquis

Emission SRF:
9.10.2019, 20h: « Musik unserer Zeit »

neo-profiles:
Contrechamps, WeSpoke