Communiquer au-delà de la musique

Eric Gaudibert, pianiste, compositeur et professeur genevois, fut une figure clé de la scène musicale contemporaine et expérimentale en Suisse romande. Décédé il y a dix ans, il a marqué toute une génération de musiciens en tant que pédagogue et soutenu d’importants ensembles de musique contemporaine. Du 9 au 17 décembre, ces derniers organisent un festival en son honneur, avec un marathon de concerts au Victoria Hall de Genève. A cette occasion, 22 miniatures composées par ses anciens élèves seront jouées pour la première fois.   

Gabrielle Weber  
Ils s’appellent Contrechamps, Ensemble Vortex, Eklekto Geneva Percussion Center ou encore Nouvel Ensemble Contemporain (NEC) et leur point commun est non seulement d’être très actifs sur la scène musicale contemporaine romande, mais aussi d’avoir un lien fort avec Eric Gaudibert.   

Daniel Zea, Serge Vuille et Antoine François, les directeurs artistiques de Vortex, Contrechamps et NEC, ont initié le festival en tant que projet collaboratif : « l’idée est venue spontanément en parlant d’Eric et il s’est avéré tout à fait naturel de le réaliser ensemble », estime Daniel Zea, car Gaudibert a été une figure importante pour le développement de toute la scène. La Haute école de musique Genève (HEMG) accueillera une conférence, une projection de films avec table ronde et un concert de Vortex, suivi par le marathon de concerts au Victoria Hall avec l’orchestre de la HEMG. 

Portrait Eric Gaudibert ©DR zVg. Contrechamps

Gaudibert voulait « communiquer au-delà de la musique » ce qui le poussait à enseigner. Cette communication, il l’a d’abord expérimentée en France où, après des études de piano à Lausanne et de composition à Paris, il a travaillé à partir de 1962 dans le domaine de l’animation et de la médiation musicale, dans des régions rurales. De retour en Suisse, il a enseigné la composition pendant de nombreuses années au Conservatoire Populaire de Genève, avant de rejoindre la HEMG. Michael Jarrell ou Xavier Dayer, tous deux compositeurs et professeurs renommés ayant leurs racines à Genève, ont été ses élèves et il a accompagné de nombreuses carrières nationales et internationales en tant que guide artistique, promoteur et créateur de réseaux.   

Serge Vuille, directeur de Contrechamps, même s’il n’a pas été directement élève de Gaudibert, est impressionné par la présence durable du « phénomène Gaudibert », qui s’est également manifestée par la rapidité avec laquelle d’autres partenaires ont accepté de participer au festival. Contrechamps travaille constamment avec d’anciens élèves, qu’il s’agisse d’interprètes ou de compositeurs. « C’est pourquoi je voulais que le festival reflète cet aspect enseignant-élève dans les deux directions », explique Vuille.   

Il y a d’une part Nadia Boulanger, professeure de théorie de Gaudibert à Paris : Contrechamps présente une de ses œuvres pour orchestre. Boulanger a enseigné à de nombreux compositeurs qui sont aujourd’hui joués dans le monde entier. Sa propre œuvre est en revanche rarement jouée, étant peu connue en tant que compositrice, car surtout perçue comme figure pédagogique, selon Vuille.   

D’autre part, Contrechamps a mandaté des courtes compositions aux anciens élèves de Gaudibert. Vu le nombre élevé de diplômés (45), il n’a été demandé « qu’à un » cercle régional restreint de personnes travaillant en Suisse romande ou ayant des liens étroits avec la région de participer et tous, à deux exceptions près, ont accepté. « Ce fort engagement de la part de ses élèves a été impressionnant », déclare Serge Vuille.   

Les conditions étaient une durée d’une minute seulement avec une orchestration ouverte, du grand ensemble au solo et, le cas échéant, à la bande magnétique, 22 miniatures seront présentées au public, dont des œuvres d’Arturo Corrales, Fernando Garnero, Dragos Tara ou Daniel Zea.   

Daniel Zea souligne un aspect ultérieur de la communication enseignant-élève : « Nous sommes tous très reconnaissants de ce qu’il nous a apporté et permis de faire. En même temps, il s’agissait d’un véritable échange: Eric était ouvert et curieux – il s’intéressait à ce qui nous intéressait. Nous l’avons par exemple influencé par notre intérêt pour les musiques traditionnelles de nos pays d’origine ». Zea, comme certains diplômés de la classe de composition de Gaudibert, est originaire d’Amérique du Sud. Son ensemble Vortex s’est formé pendant les cours de Gaudibert, qui l’a accompagné et encouragé jusqu’à la fin.   

 


Hekayât, pour rubâb, hautbois, hautbois baryton, alto et percussion, 2013 Production propre SRG/SSR, interprétée par Khaled Arman au rubâb, un luth arabe, est l’une des œuvres tardives de Gaudibert, dans laquelle il cherche à intégrer des instruments, leurs interprètes et des modes de jeu issus d’autres espaces culturels.

 

Électroacoustique et diversité     

Né en 1936 à Vevey, Gaudibert a étudié à Paris avec Nadia Boulanger et Henry Dutilleux. Il est connu surtout pour ses œuvres instrumentales poétiques et sonores, mais il existe aussi d’autres facettes moins connues : de retour en Suisse, il a fait des recherches sur les sons électroniques au studio expérimental de la radio de Lausanne au début des années 1970, dans une phase qu’il a lui-même définie comme « expérimentale ».   

 

Portrait Eric Gaudibert zVg. Contrechamps  

 

Vortex consacre un concert entier à ses œuvres électroacoustiques, ce qui correspond à l’orientation multimédia de l’ensemble : « c’est une phase importante de son œuvre, trop rarement présentée », explique Daniel Zea. Avec John Menoud, compositeur et multi-instrumentiste, il a rendu visite à Jacqueline, la veuve de Gaudibert et ils ont passé au crible nombreuses vidéos, cassettes audio et partitions. Des pièces pour instruments et bande magnétique ou instruments électroniques, souvent jouées qu’une ou deux fois, seront interprétées par des musiciens qui ont travaillé en étroite collaboration avec Gaudibert. Benoît Moreau joue par exemple « En filigrane » pour épinette et bande magnétique, qui n’a été joué qu’une seule fois par Gaudibert lui-même lors de la création en 2018 – à laquelle Moreau était présent.   

Le choix du répertoire pour le concert de clôture montre la diversité de Gaudibert. « Nous avons choisi de combiner des œuvres clés comme Gong – sa dernière grande œuvre d’ensemble – avec des pièces rarement jouées, afin de montrer la diversité de son œuvre », explique Vuille. Gong est dédié au pianiste Antoine Françoise, qui l’interprètera avec l’ensemble Contrechamps pendant le festival. Françoise, aujourd’hui pianiste soliste de renommée internationale et directeur du NEC, avait une relation étroite avec Gaudibert, qui, pianiste lui-même, l’a accompagné et a soutenu son développement depuis leur première rencontre à l’âge de 16 ans en misant sur ses compétences pour l’exigeante partie de Gong quand il avait 24 ans seulement. 

 


Gong &Lémanic moderne ensemble, Production propre SRG/SSR


En plus de ces œuvres instrumentales, la phase électroacoustique de Gaudibert sera également représentée au Victoria Hall : Vortex présente “Ecritures de 1975 pour voix soliste et bande magnétique” créé au studio expérimental de Lausanne, dans une nouvelle version pour quatre voix réparties dans l’espace. « La pièce continue à vivre avec de nouvelles possibilités techniques. Cela aurait été dans l’esprit de Gaudibert », dit Zea. Eric Gaudibert aurait certainement apprécié que ses anciens élèves continuent à collaborer, dans une communication au-delà de la musique. 
 
Gabrielle Weber

 

Nadia Boulanger, Henri Dutilleux

Dans le film portrait : Eric Gaudibert, pianiste, compositeur, enseignant (Plans fixes, 48min, Suisse, 2005), Gaudibert s’exprime sur ses grands thèmes, par exemple son goût pour la littérature et la peinture, le temps passé à Paris, l’enseignement et les influences d’autres cultures dans sa création musicale : le film sera au centre d’une table ronde au Festival Gaudibert de Genève le 10 décembre.

Festival Gaudibert:

9/10 décembre 2022, HEMG : Congrès / Concerts : Lors du congrès à la HEMG, les compositeurs et professeurs Xavier Dayer, Nicolas Bolens ou l’ethnomusicologue et interprète Khaled Arman, entre autres, discuteront.
17 décembre 2022, Victoria Hall Genève, 18:30h : Concert marathon Contrechamps, Eklekto, le NEC, Vortex, orchestre de la HEMG, chef d’orchestre : Vimbayi Kaziboni, Gaudibert, Boulanger, UA 22 miniatures

émission RTS:
musique d’avenir, 6.2.23Festival Gaudibert 2022, auteur Anne Gillot

Neo-Profils
Eric Gaudibert, Daniel Zea, Antoine Françoise, Arturo Corrales, Fernando Garnero, Dragos Tara, Ensemble Vortex, Contrechamps, Nouvel Ensemble Contemporain, Eklekto Geneva Percussion Center, John Menoud, Benoit MoreauEnsemble Batida, Xavier Dayer, Michael Jarrell

partage de l’écoute

Archipel, le festival de musique contemporaine de Genève, aura lieu en direct et en streaming du 16 au 25 avril, tandis que « Archipel sous surveillance », la web TV du festival, amène le festival directement dans les foyers du public 

Benoît Renaudin, 1000 flûtes, installation sonore, maison communale de plainpalais ©zVg Festival Archipel

 

Gabrielle Weber

L’année 2020 a été une année spéciale sous différents angles pour le légendaire festival genevois. Après de nombreuses années sous la direction du musicologue Marc Texier, un nouveau tandem de directeurs a pris le relais. Marie Jeanson avec son background dans la musique expérimentale et improvisée – et Denis Schuler – compositeur et directeur artistique de l’Ensemble Vide de Genève – veulent donner un nouveau souffle au festival.   

Le nouveau duo de directeurs artistiques m’a expliqué sa vision du festival idéal au printemps dernier, peu avant le lancement prévu. Cette vision devait être illustrée par une carte blanche d’une journée.     

Le festival a été l’un des premières victimes du premier lockdown et cette année, il va se dérouler online.   

Marie Jeanson et Denis Schuler avant leur Carte blanche, planifié pour Archipel 2020. Video Genève Mars 2020 ©neo.mx3

La vision de Jeanson et Schuler se présentait sous forme d’un plan en cinq points : qu’en est-il de leurs attentes et qu’est-ce qui a été mis en œuvre, malgré la pandémie et le streaming? J’ai ressorti notre conversation en en me penchant sur ces questions. 


Le plan en cinq points de 2020 – le festival de 2021 : une comparaison 
 

La musique c’est fait pour être vécue ensemble

2020 : tout est unité – la musique et la vie vont main dans la main. La Carte Blanche aurait dû durer une journée entière et se dérouler en un seul lieu – la maison communale de Plainpalais – et l’hospitalité avec des repas partagés et des possibilités d’échange devrait être au centre, car, comme dit Schuler: « La musique c’est fait pour être vécue ensemble »,.     

2021 : L’unité de la vie et de la musique est concrétisée par « Archipel sous surveillance ». La web TV expérimentale du festival sera présente sur scène et dans les coulisses en faisant entrer le festival dans les maisons du public, tous les jours de 12h à 00h. Le public pourra ainsi – s’il le souhaite – vivre avec le festival.  

  

Archipel sous surveillance ©zVg Festival Archipel

 

cohérence poétique   

2020 : À l’avenir, le festival souhaite se concentrer moins sur les musiciens et plus sur le public. « Nous voulons créer un cadre où les gens sont touchés par une cohérence poétique. Nous racontons des histoires et voulons donner aux gens l’envie de revenir », explique M. Jeanson   

2021 : Quatre installations sonores occupent quatre salles de la Maison communale de Plainpalais. Ils seront accessibles online pendant toute la durée du festival. Le siège historique et caractéristique du festival renaît online, tout en créant un espace poétique continu entre fiction et réalité… 

 

 

Benoît Renaudin, 1000 flûtes, installation sonore, maison communale de plainpalais ©zVg Festival Archipel


faire
exister la création  

2020 : Archipel ne souhaite pas (plus) trop s’impliquer dans la compétition du festival pour les nombreuses et meilleures premières mondiales. «  Pour un grand nombre de personnes, être le premier ou la première à faire ou à montrer quelque chose est crucial« , dit Schuler. Mais le duo de directeurs artistiques veut avant tout « maintenir la création en vie ». «  Nous sommes intéressés par le fait de mélanger la composition avec ce qui se passe à chaque instant « , explique-t-il.   

2021 : La composition et l’improvisation se rencontrent lors de nombreux concerts. Par exemple, ceux de l’improvisatrice Shuyue Zhao et l’ensemble bâlois neuverBand. Dans ses performances, Zhao remet en question le rôle de l’interprète en travaillant avec des éléments d’électronique, le bruit et l’improvisation. Des œuvres de Sofia Gubaidulina ou Junghae Lee, entre autres, interprétées par l’ensemble neuverBand, forment un nouveau corpus avec les improvisations de Zhao.  

 


Shuyue Zhao: noise fragments, 2019


« partage de l’écoute » 
 

2020 : La transdisciplinarité n’est pas non plus au centre du futur festival, il s’agit plutôt d’une « écoute pure ». « Nous voulons créer un cadre spécial, dédié à l’écoute concentrée », explique M. Jeanson. La concentration, dit-elle, crée une présence particulière qui se rapproche paradoxalement du silence. « Dans le cadre de Carte Blanche, par exemple, il y a des ‘Salons d’écoute’, des salles de pure écoute, avec un système de diffusion sonore (Acousmonium) et un ingénieur du son. Tous ceux qui le souhaitent peuvent apporter leurs CDs pour les écouter et en discuter ensemble ».  

2021 : les salons d’écoute se dérouleront d’une manière légèrement différente car le public ne pourra pas apporter ses propres CD. Chaque midi par contre, auront lieu des « partages d’écoute » où un compositeur ou compositrice partageront leurs propres trésors, par exemple, le compositeur Jürg Frey ou la compositrice-chanteuse Cassandra Miller 

 

Rencontres à l’improviste  

2020 : des musicien(ne)s qui ne se connaissaient pas auparavant seront réunis par les organisateurs. « Nous provoquons des rencontres et créons le cadre : les musicien(ne)s peuvent jouer ce qu’ils veulent et où ils veulent dans un temps donné. Ils décident au pied levé, ce qui surprend le public », explique M. Schuler.   

2021 : Insub.distances#1-8 relie les artistes à distance. Cyril Bondy, directeur de l’Insub Meta Orchestra de Genève, et d’Incise, lauréat d’un Prix suisse de musique 2019, a lancé le projet d’Archipel’21, dans lequel quatre compositeurs genevois et quatre compositeurs internationaux ont chacun composé une pièce pour un duo pendant le premier lockdown genevois, de septembre à décembre 2020. Toutes les compositions ont pour sujet la proximité et la distance et elles ont été répétées à distance, enregistrées et mises en ligne. Elles sont maintenant disponibles online  


Insub Meta-Orchestra / Cyril Bondi & d’incise: 27times, 2016

Il est étonnant de constater à quel point la vision du festival à petite échelle de Marie Jeanson et Denis Schuler se reflète aujourd’hui à grande échelle, malgré les limites et restrictions qu’imposent la pandémie et le streaming.  
Gabrielle Weber

 

Festival Archipel Teaser 2021

Le festival Archipel à Genève aura lieu du vendredi 16 au dimanche 25 avril.  Pendant dix jours, des interprètes et des ensembles internationaux tels que l’Ensemble Ictus, le Collegium Novum Zürich, l’ensemble Contrechamps et Eva Reiter interpréteront des œuvres de Clara Iannotta, Alvin Lucier, Jürg Frey, Helmuth Lachenmann, Eliane Radigue, Cassandra Miller, Morton Feldman, John Cage et Kanako Abe, entre autres. Tous les concerts sont accessibles gratuitement en streaming.  

Archipel sous surveillance diffuse quotidiennement de 12h à 24h en continu depuis tous les lieux, coulisses et scènes du festival, avec la participation de l‘équipe de tournage genevoise Dav tv et la télévision alternative neokinok.tv  

émissions:
RTS:
Le festival Archipel met à l’honneur les musiques experimentales
SRF 2 Kultur:

neoblog, 12.3.2020Ma rencontre avec le future – ANNULÉ, Gabrielle Weber en entretien avec le duo de directeurs artistiques Jeanson/Schuler.

neo-profiles: Festival Archipel, Shuyue Zhao, Jürg Frey, Insub Metha Orchestra, Ensemble Batida, Ensemble Contrechamps, Patricia Bosshard, d’Incise

Musique de création – de Genève à la GdN de Bâle

Gabrielle Weber : Interview Jeanne Larrouturou, Ensemble Batida & Diĝita : Romandie @GdN Basel_1, 26.11.10

L’instrumentation est inhabituelle mais convaincante : trois percussionnistes et deux pianos. Diĝita, une collaboration entre le collectif de dessinateurs Hécatombe et l’ensemble genevois Batida, qui associe musique et bande dessinée, peut être qualifiée d’encore plus inhabituelle. Le 26 novembre à la Gare du Nord, en saison « Romandie ».

Le focus de la Gâre Du Nord de Bâle pour la musique nouvelle s’étend sur trois saisons, avec trois fois trois concerts. À long terme, cela permettra de renforcer les liens entre régions linguistiques, particulièrement importantes en ce moment, car les ensembles romands ne peuvent pas s’y produire en raison des directives actuelles.

Le neoblog présente les ensembles invités et neo.mx3 vous invite à découvrir le concerts en direct avec la RTS.
Premier épisode : Ensemble Batida Genève : un portrait

Gabrielle Weber
J’ai discuté avec Jeanne Larrouturou, percussionniste et co-directrice artistique, via Zoom, depuis son Lockdown genevois. Larrouturou de nationalité française, a grandi à Genève et après avoir étudié à la Haute école de musique Genève (HME), elle s’est spécialisée dans la musique contemporaine à Bâle. Depuis, elle joue un rôle de médiatrice entre les scènes musicales des deux régions.

Ensemble Batida: Concert Le Scorpion © Pierre-William Henry

Le line-up de l’ensemble Batida est plutôt le fruit du hasard. Larrouturou explique que Batida a été formé à l’origine comme une « formation classique Bartok », en référence à la sonate pour deux pianos et percussions de Bartok composée en 1937/38. En 2010, quatre des membres de l’ensemble se sont réunis pour un concert final à la HME. D’autres performances communes ont suivi. Lorsqu’un percussionniste a quitté le groupe pour un séjour à l’étranger, Larrouturou est intervenue et est restée. Depuis, la formation de base n’a plus changée: les trois percussionnistes Jeanne Larrouturou, Alexandra Bellon et Anne Briset complètent Viva Sanchez Reinoso et Raphaël Krajka au piano.

Un coup de chance, car de nombreuses nouvelles œuvres ont été créées pour cette formation unique. D’une part par les compositeurs amis, d’autre par la composition collective des membres de l’ensemble. Cela aussi a commencé par hasard. Dans le cadre d’un projet avec une compagnie de danse, le chorégraphe avait demandé à Batida de composer quelque chose. « C’est ainsi que la première commission de composition est née et que nous avons continué à composer ensemble par la suite. Après cela, nous avons composé pour un projet avec un théâtre de marionnettes », dit Larrouturou.

Ensemble Batida, Haïku, composition collective 2013

« Le processus de composition se base premièrement sur l’expérimentation. Nous avons une idée de la structure générale, un concept. Ensuite, nous « faisons » : nous jouons, nous nous écoutons les uns les autres, nous nous enregistrons, nous écoutons la musique enregistrée ensemble. Nous structurons, organisons et enregistrons ». Une sorte de création qui combine l’improvisation et la notation. En règle générale, les éléments d’improvisation sont également préservés et maintenus.

musique de création

L’ensemble ne souhaite pas se situer dans un genre musical défini. « Nous sommes actifs dans la musique contemporaine. Mais nous n’aimons pas tellement ce qui se cache derrière l’étiquette », explique Larrouturou. En France, il existe plusieurs autres définitions réussies : « Musique de création » est le plus approprié pour elle : « le terme est suffisamment ouvert, mais en même temps, il exclut les « musiques contemporaines » traditionnelles.

Ensemble Batida: Mean E, kollektive Komposition 2013

Jusqu’à présent, Batida n’a eu que très peu de concerts en Suisse alémanique. Après le Concours Nicati de Berne 2014, des représentations au Festival ZeitRäume de Bâle et à Andermatt ont suivi. En Suisse romande et à l’étranger par contre, l’ensemble s’est produit dans le cadre de nombreux festivals, avec des tournées en France, en Russie, au Portugal et à Chypre. Une autre – avec Diĝita aux États-Unis – est prévue, mais a dû être reportée à cause de la pandémie.

Voici comment Larrouturou s’exprime à propos des échanges entre régions linguistiques : « Je vis à Bâle depuis environ quatre ans et j’ai mon réseau entre Bâle, Genève et Lausanne. Je ne cesse de m’étonner du peu de connaissance que les scènes ont l’une de l’autre. À l’université de Bâle, j’ai remarqué qu’il y avait des différences fondamentales dans l’orientation esthétique, certains artistes y sont considérés incontournables, en Suisse romande par contre ils sont pratiquement inconnus. La partie francophone de la Suisse est plus étroitement liée à la France, la partie germanophone à l’Allemagne ».

Avec le compositeur Kevin Juillerat, qui comme elle a étudié à Bâle tout en étant basé à Lausanne, Larrouturou s’occupe de la série de concerts Fracanaüm à Lausanne, dans le cadre de laquelle, ils travaillent pour surmonter ces divisions. « On ne se demande même pas d’où quelqu’un vient et nous invitons des acteurs provenant des deux régions. Je suis convaincue, qu’à partir de ces petites initiatives, des relations se développent sur le long terme ».

Mais Batida souhaite également construire des ponts. La plupart des projets sont transdisciplinaires et développés en collaboration avec d’autres artistes, provenants des domaines de la danse, du théâtre de marionnettes, de l’architecture, de la vidéo ou de la bande dessinée.

La collaboration avec le collectif de dessinateurs genevois Hécatombe par exemple ne s’est jamais arrêtée, depuis leur premier projet commun en 2016.

Ensemble Batida & Hécatombe: Oblikvaj, composition collective 2016-2018

« Au cours du premier projet commun ‘Oblikvaj’ (2016-2018), nous avons tout de suite remarqué d’être sur la même longueur d’onde. Chacun des cinq membres d’Hécatombe a créé une partition graphique, une bande dessinée en noir et blanc de 24 pages. Batida a réagi à cela par des compositions collectives, ce qui a extrèmement bien fonctionné ». Des concerts avec des rencontres en direct ont suivi.

Dans Diĝita il s’agit premièrement du processus de création commune. « En été 2019, nous nous sommes réunis pour une retraite de 14 jours dans une vieille ferme au milieu de nulle part. Nous n’avons pas pris nos instruments, mais collecté et enregistrés des sons existants, des grosses machines, des tracteurs et des moteurs par exemple ».

Diĝita, Trailer ©Gare du Nord, Batida & Hécatombe

Le titre Diĝita évoque d’une part les ‘doigts’, d’autre part le numérique par rapport à l’analogique. Les sons enregistrés et échantillonnés font référence au numérique, les musiciens interprètes au jeu avec les doigts. Les musiciens jouent dans un cube transparent. Les murs sont des écrans sur lesquels sont projetées les vidéos en 3D des artistes dessinateurs: les figures de bande dessiné grandeur nature des vidéos se superposent en aliénant ainsi les corps des musiciens réels dans le cube.

Diĝita a pu donner un concert à Lausanne le 31 octobre : « C’était une expérience in extremis. En sachant que nous n’aurions plus joué en live, nous avons encore plus apprécié ce moment », dit Larrouturou. La tournée de Diĝita avec les concerts de Genève a été interrompue à cause du lockdown en Suisse romande.

J’ai appris en cours de conversation que Batida fête son dixième anniversaire cette année. Une célébration avec partenaires et public est prévue à Genève, mais en raison de la pandémie, elle n’aura certainement pas lieu avant 2021.
Gabrielle Weber

Ensemble Batida Portrait ©Batida

Ensemble Batida: Klaviere: Viva Sanchez Reinoso, Raphaël Krajka
Percussion; Jeanne Larrouturou, Alexandra Bellon, Anne Briset
Diĝita: Video: Giuseppe Greco, Ton: David Poissonnier

Gare du Nord: Batida & Hécatombe: Diĝita, 26.11.20, 20h
(à cause du Lockdown bâloise, Diĝita était joué deux fois pour 15 personnes, avec Livestream)

Ensemble Batida, FracanaümKevin Juillerat, haute école de musique genève – neuchâtel, Hochschule Musik Basel, Hécatombe,

émission RTS:
l’écho des pavanes, 20.11.20, rédaction Anne Gillot, entretien avec Désirée Meiser, directrice Gare du Nord
émission SRF 2 Kultur:
dans: Musik unserer Zeit zu neo.mx3, 21.10.20, rédaction Florian Hauser / Gabrielle Weber

neo-Profiles: Ensemble Batida, Gare du NordAssociation Amalthea, Kevin Juillerat

La transdisciplinarité comme moteur de recherche

Dans cet article, Viva Sanchez Reinoso, pianiste et co-fondatrice de l’Ensemble Batida et de l’association Amalthea à Genève, réfléchit à certaines pratiques de la création contemporaine en musique. Le texte se base sur son expérience dans le domaine de l’interprétation, de l’improvisation et de collaborations avec d’autres disciplines, dans le cadre des activités qu’elle mène depuis une dizaine d’années.

Ensemble Batida

Les défis auxquels sont confrontés les musiciens indépendants qui gèrent une structure associative afin de produire des projets pluridisciplinaires sont nombreux et nécessitent d’acquérir une prodigieuse palette de métiers complémentaires à celui d’interprète de haut niveau : compréhension et maniement des réseaux de production et de diffusion régis par des logiques autonomes et parfois peu perméables, conception des projets jusqu’à la comptabilité finale, fidélisation de publics d’horizons différents à la musique « contemporaine » qui porte malheureusement une étiquette stigmatisante. Ils doivent également faire face à une forme d’immobilisme provenant d’un certain conservatisme : institutionnalisation et mise aux normes des savoirs, défense farouche de la propriété intellectuelle, et, essentiellement, une division du champ créatif en disciplines et genres dont la définition est pourtant en constant remaniement.

Alors la question se pose : comment faire quand notre pratique se situe aux interstices de ces limites en perpétuel mouvement et que notre démarche intellectuelle se réfère davantage aux branches comparatistes des sciences humaines qu’aux modèles hérités de la tradition musicale classique ?

Pour désenclaver la musique contemporaine de sa niche ultraspécialisée – au niveau technique, mais également esthétique, les musiciens devraient entretenir un lien permanent et dynamique entre leur pratique et celle des autres acteurs de la création d’aujourd’hui.

Je parle ici non seulement des autres artistes ayant une pratique de l’art contemporain, mais également des autres genres musicaux, des champs de la science et des pratiques considérées comme non-scientifiques, afin de se mettre dans une optique d’anti-discipline féconde. Une constellation de pratiques qui questionnerait les évidences de chacune d’elles et leur permettrait de déplacer les enjeux de leur propre territoire artistique en se posant les questions des autres.

Brice Catherin, Numéro 2, Athenée, Viva Sanchez Reinoso

Pour rendre compte de cette démarche qui doit être appréhendée non projet par projet, mais plutôt par un ensemble de travaux, je fais un résumé succinct des trois prochaines productions auxquelles je prends part entre juin et novembre 2019. BIG – la Biennale des arts indépendants de Genève (28 au 30 juin), renommée pour cette troisième édition Biennale Interstellaire de Genève, réunira plus de 70 structures alternatives qui développent une vision de l’art transcendant les disciplines : théâtres, librairies, labels, collectifs divers et variés, festivals, épiceries, radios, cinémas. Je travaillerai avec un marionnettiste-astronaute, Padrut Tacchella, et un musicien expérimental spécialisé en lutherie électronique, Pierre Dunand Filliol, pour mettre en place une installation sonore reliant les étoiles au monde bourdonnant des humains présents dans l’espace du Galpon.

Les Jardins Musicaux accueilleront « Welcome to the castle » dans le Musée des Beaux-arts du Locle (1er septembre). Ce projet monumental de l’Ensemble Batida est une commande faite à Nicolas Bolens en 2017, pour lequel le groupe avait posé les cadres de la création : composition inspirée du rock psychédélique et faite sur mesure pour un château, l’espace dans lequel se déploie l’œuvre devant faire partie intégrante de la composition et demandant un remaniement pour chaque espace investi.

« Welcome to the castle », Nicolas Bolens, Ensemble Batida, première 2017 @Leon Orlandi

Dans le cadre de la saison de l’ABC, les compagnies Circo Bello et Amalthea présenteront « Variété » de Maurizio Kagel au Temple Allemand de La Chaux-de-Fonds (24 octobre au 3 novembre). Cette pièce de répertoire sera ainsi donnée pour la première fois en Suisse avec une équipe professionnelle de circassiens et de musiciens. Les représentations seront précédées d’un long travail au plateau avec le metteur en scène Fabrice Huggler.

Dans ces démarches interdisciplinaires, le rapport exclusif du musicien avec sa partition est remis en question ; il conçoit et dessine des univers particuliers, fait entrer en collision sa vision du phénomène musical avec les dimensions d’espace, de physicalité et de perception des autres acteurs. Il s’agit de co-construire et mettre en perspectives les savoir-faire qui permettent d’appréhender un texte musical, une texture sonore par l’improvisation, d’élaborer des installations, de commander des pièces ou d’interpréter des œuvres en créant des contextes et des mises en scène particuliers.

Je vous invite volontiers à assister à ces productions ainsi qu’à échanger plus longuement sur ce blog autour de ma thèse.
Viva Sanchez Reinoso

BIG BiennaleWelcome to the castleABC

profils neo: Ensemble Batida, Les Jardins Musicaux, Association Amalthea